Le premier cri

Les yeux mi-clos et confortablement installée sur sa banquette molletonnée, Math observait l’extérieur. Cachée sous une couverture, elle n’avait ni chaud ni froid. Elle attendait patiemment dans un silence presque religieux, à l’intérieur du vaisseau. Aucun bruit ne troublait cet instant suspendu. Pas même les cliquetis désagréables de son tas de ferraille vieillissant. Elle était calme et sereine. Il ne lui vint aucune pensée. De toute façon, elle n’avait rien à dire.

C’était pour bientôt.

Perdue aux confins de l’univers, dans une vallée de poussière cosmique, elle attendait là où naissent et périssent les étoiles. Les lueurs de la nébuleuse se projetaient à travers la vitre teintée et formaient dans son vaisseau un kaléidoscope de couleurs suaves. Les nuages de gaz répétaient leurs mouvements, obstinés dans leur art comme un ballet de danseurs. Elle trouvait cela apaisant. Ici, le temps jouait sa musique comme partout ailleurs, avec la même force tranquille. Elle sentait le battement de chaque mesure dans sa poitrine, comme un ostinato mélancolique.

Math ferma les yeux.

Elle se souvint des instants qui précédèrent son arrivée dans cet espace vide et plein de l’univers, qui se répétait à la fois partout et nulle part. Elle gardait précieusement en mémoire ces vestiges d’époques perdues, comme des reliquats d’elle-même, et les contemplait comme les œuvres d’un musée qu’on visite pour la première fois.

Elle vit les rues bondées de Vega, ses lumières artificielles, son horizon absent. Des masses informes grouillaient entre les buildings. La vapeur des machines l’empêchait de respirer.

Elle vit la flore féconde d’Enclade, luxuriante sous son ciel couleur bronze et son printemps éternel. Les nuages de pollen, le parfum des fruits frais, le goût de la pluie.

Elle vit les paysages désertiques de sa terre natale qui n’engendrent plus personne. Un froid glacial lui parcourut l’échine. L’air vicié lui brûlait les poumons Elle s’enfouit un peu plus profondément sous sa couette.

Elle vit Elois et Jade. Tuum et Sylv. Et tous les autres. Elle vit la nuit et le jour. Elle vit son père et sa mère. Elle vit son premier amour et son dernier amour. Ses victoires et ses échecs. Elle vit chaque seconde, chaque minute et chaque heure. Elle vit les morts et les vivants. Elle vit le commencement et la fin. Tout menait à ce moment précis, et elle n’imaginait pas se trouver autre part.

Math ouvrit les yeux.

Devant elle allait se produire le plus beau spectacle qu’elle ne verrait jamais, et elle ne voulait en perdre aucune miette. Elle se leva et colla ses mains contre la vitre, un sourire enfantin arborant ses lèvres. L’excitation pulsait dans chacune de ses veines.

Là, sous ses yeux, à quelques milliers de kilomètres, allait naître une étoile.

Dans la noirceur infinie de ce petit bout d’espace, les nuages opaques se rassemblaient en un vaste cocon stellaire. Ils tournaient sur eux-même, emportés doucement par l’éternel tempo du temps. Des milliers de bras vaporeux s’articulaient, comme des corps en mouvement, sculptant des symboles mystiques. Les fragments d’anciens mondes se donnaient rendez-vous ici pour perpétuer un rituel immémorial, celui des cycles et du hasard, de la gravité et de la matière.

C’est pour maintenant.

Math retient son souffle. Ses muscles se raidissent en un frisson. Ses tempes brûlent à l’unisson. Gaz, molécules et poussières s’ébranlent sur un rythme effréné. Les formes se rencontrent, se confondent, tourbillonnent, toujours plus vite, toujours plus profond. Les longues voiles de la nébuleuse fusionnent en une dentelle éthérée, avant de disparaître en un point. Les atomes valsent en chœur, irrésistiblement attirés l’un vers l’autre, oubliant leur existence propre pour ne devenir qu’un. Une première et dernière danse. Pour que tout naisse, il faut que tout s’effondre.

Obscurité.

Elle entend le premier cri à travers les ténèbres, déchirant le silence. La première vibration. Le premier battement du cœur. Le premier souffle. La chaleur émane comme une onde sourde. Un bulbe lumineux apparaît du néant. Il croît à une vitesse folle, foudroyant l’espace. En un instant la lumière éclot, telle une fleur, dont les pétales délicats irradient de mille feux. Des flots bouillonnants s’éparpillent en vagues colorées, engloutissent l’ombre qui semble n’avoir jamais existé. Firmaments, grains et éclats brûlent de toute leur force. Un orbe d’or et de flammes s’élève du néant. Éblouissant chaos. La réalité se rompt. Tout est violent, tout est brillant, tout est grâce, tout est lumière, comme si l’espace tremblait, que le vide rugissait, que les mots, les images et les sons perdaient leur sens, qu’il n’existait plus rien et que tout existait en même temps, partout, tout le temps, pour toujours. Et tandis que le corps immobile de Math baigne tout entier dans la lueur enveloppante de cette future géante, les astres du monde entier saluent la naissance de leur sœur avec une allégresse absolue.

Les membres tremblants, Math sent une larme perler le long de sa joue. C’est ici que tout fini et que tout commence pour elle. Les rayons de ce jour parviendront à sa planète natale quand elle ne sera plus, elle aussi, que poussière d’étoile. Dans des milliards d’années, peut-être, la vie reprendra sur l’une des terres de ce système balbutiant. Elle finit par sourire.

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